La transformation numérique radicale mais prudente d’Hydro-Québec pourrait être un modèle pour les services publics du monde entier
Alors que les cyberattaques se multiplient contre les entreprises énergétiques occidentales, Hydro-Québec vient de réaliser une première mondiale : un « confinement électrique ». Pendant quatre heures, la société d’État s’est complètement détachée du web et d’Internet sans interrompre ses services. Un exercice rassurant pour sa clientèle québécoise, mais aussi pour le Nouveau-Brunswick, l’Ontario, la Nouvelle-Angleterre et l’État de New York – pour qui elle assure jusqu’à 15 % de la consommation d’électricité.
Où et quand a eu lieu cette expérience ? « Nous sommes obligés de tenir ça secret, mais je peux vous dire que j’étais nerveux », confie Jean-François Morin, vice-président – Technologies de l’information et des communications, qui a supervisé l’exercice du début à la fin. « Ce qui m’empêchait de dormir, c’était d’oublier une machine quelque part, ou de couper des clients par inadvertance. »
Cet exercice secret est plus qu’un simple jalon en matière de cybersécurité : il s’inscrit dans le projet d’Hydro-Québec d’accélérer son virage numérique, élément essentiel de son nouveau plan stratégique 2022-2026. « Nos compteurs génèrent un milliard de données par jour et ce sera beaucoup plus très bientôt. Nous développons de gigantesques matrices pour gérer cette information et la faire parler. Mais ça ne marchera pas si nous ne sommes pas très scrupuleux sur le plan de la sécurité. »
Ethan Cohen, vice-président et spécialiste – Transformations et Innovation dans les services publics chez la firme-conseil Gartner, ne cache pas son admiration pour la société d’État propriété du gouvernement du Québec. « Un tel exercice a un côté spectacle, bien sûr, mais il démontre un niveau de compétence qui fait rêver la plupart des services publics. Il montre qu’Hydro-Québec n’est pas seulement durable, mais résiliente. Bien des entreprises publiques formulent de grandes stratégies. Mais le problème, c’est l’exécution. Ce qui importe, c’est ce que le DSI fait réellement. »
Pour Hydro-Québec, l’enjeu du virage numérique est de réussir la seconde phase de sa transition énergétique. La première remonte aux années 1970 lorsqu’elle a pu utiliser sa grosse production d’hydroélectricité verte pour électrifier la quasi-totalité de la consommation résidentielle, incluant le chauffage. Mais en 2022, elle doit s’affairer à la nouvelle commande du gouvernement du Québec – électrifier les transports d’ici 2040.
« Pour répondre à la demande, nous devrons bâtir un système d’information qui nous permettra de prédire et mieux contrôler la consommation mais aussi de mobiliser les capacités de production des clients résidentiels, commerciaux et industriels, dit Jean-François Morin. Il va y avoir de l’intelligence artificielle partout et nos techniciens opérateurs vont devenir des techniciens informatiques. »
Transformation : phase 2
Hydro-Québec produit, transporte et distribue quelque 180 térawattheures par an – plus que presque toute autre compagnie en Amérique du Nord. C’est dire l’ampleur du virage numérique qu’elle prépare.
« De toutes les avenues possibles, dit Jean-François Morin, la plus rentable sera l’utilisation de la donnée. Pour optimiser l’entretien et la consommation, mais aussi pour automatiser des éléments de production et de décision, incluant l’analyse de nos orientations en matière d’infrastructures. »
Le double diplômé en informatique et en finance des universités du Québec et de Sherbrooke donne l’exemple de l’entretien, qui coûte des milliards chaque année. Ces entretiens suivent « à l’aveugle » des protocoles préétablis.
« On change donc des pièces qu’on n’aurait pas besoin de changer. En installant des capteurs partout, on va pouvoir surveiller ce qui passe, établir des historiques et intervenir là où c’est vraiment nécessaire. »
Presque toutes les tâches des 20 000 employés seront affectées. Depuis l’installation de compteurs communicants, le métier de releveur de compteurs a disparu – mais Hydro-Québec a embauché davantage de techniciens informatiques. Cette technologie a permis, notamment, de mieux détecter les vols d’énergie en analysant la consommation des clients en temps réel et en la comparant à celle du voisinage. « Mais ce n’était qu’un début. Un de mes rôles est d’identifier les métiers du futur – tout ce dont nous allons avoir besoin côté analystes et ingénieurs en IA et TI. »
« Hydro-Québec a une tradition d’innovation et de R&D, dit Ethan Cohen. C’est une compagnie très entrepreneuriale à un niveau que l’on ne voit pas ailleurs. Et ils sont prêts à bousculer leurs façons de faire pour réaliser de vraies percées. »
En finir avec le gaspillage
Hydro Québec
Le virage numérique sera la clé pour régler le plus gros problème d’Hydro-Québec : le gaspillage. Car la société d’État est victime de son propre succès : parce qu’elle offre l’énergie la moins chère et la plus verte du continent dans des quantités inouïes, elle a créé une catégorie de consommateurs ultradépendants et hypervoraces qui accaparent des masses d’énergies qui pourraient être mieux utilisées – dans l’électrification des transports ou des procédés industriels par exemple.
« On a des maisons où l’on réchauffe l’asphalte pour faire fondre la neige et des Jacuzzis chauffés sur des balcons à longueur de semaine tout l’hiver », dit Jean-François Morin – qui jouera un rôle clé dans les décisions pour amener la clientèle à consommer mieux, notamment aux heures de pointes, qui coûtent très cher.
Actuellement, les clients résidentiels d’Hydro-Québec ne reçoivent aucun avertissement quant au coût réel de cette consommation débridée. « Il faut développer des manières de mieux leur signaler leur consommation. Un peu comme Tesla, qui excelle à dire à ses utilisateurs combien ils ont épargné lors d’un trajet. Mon rêve serait que tous nos clients reçoivent à 16 h des notifications sur ce qu’ils dépensent et combien ils épargneraient en débranchant leur chauffe-piscine ou en cessant d’utiliser leur chauffe-eau quelques heures. »
Un tel travail n’implique pas que la gestion de données : des drones à infrarouge, par exemple, pourraient produire un outil de visualisation saisissant du profil de consommation des clients les plus énergivores. La tarification serait également un puissant outil de conscientisation si les changements d’habitude sont assortis d’économies réelles, explique le vice-président – qui a gravi tous les échelons d’Hydro-Québec depuis ses débuts comme chargé de projets informatiques en 1999.
Et le numérique ne concernera pas que les applications : le bureau de Jean-François Morin est désormais engagé dans toutes les décisions d’orientation fondamentales de l’entreprise. Hydro-Québec aura de grands besoins énergétiques à combler d’ici 50 ans, et sa direction a promis de considérer toutes les avenues pour retarder le lancement de nouveaux mégaprojets hydroélectriques.
« Nous jonglons avec plein de nouvelles idées, comme les rehaussements de barrages existants, des turbines plus performantes, mais aussi les toits solaires, qui sont très jolis, ou de petites éoliennes domestiques, qui vont permettre aux clients de produire leur propre électricité et même d’alimenter le réseau à certaines heures. »
« Hydro-Québec a beau être plus avancée que d’autres dans la transition énergétique, dit Ethan Cohen, il lui reste à répondre au besoin actuel d’autoproduction. Il existe beaucoup d’occasions nouvelles qui demandent à être analysées. »
Une transition radicale mais prudente
Jean-François Morin croit qu’Hydro-Québec pourrait aller beaucoup plus vite dans sa transformation numérique, mais il la freine intentionnellement à cause des enjeux de cybersécurité et de protection des renseignements personnels. Ce qui n’est pas une mauvaise chose, selon Ethan Cohen : « Il y aurait de gros avantages à bouger vite, mais pour les services publics, l’environnement réglementaire est une réalité incontournable. »
Une entreprise qui vend des électrons est particulièrement sensible aux électrons malveillants. Et plus elle multiplie les capteurs ou les services de domotique, plus elle s’expose aux cyberpirates. « Ça va demander de la clairvoyance, dit Jean-François Morin. On pourrait contrôler la consommation dans tous les foyers. On pourrait embaucher de grosses têtes à Paris et New York en télétravail. Mais notre participation au marché de libre-échange énergétique nord-américain nous oblige à nous conformer à des règles strictes de fiabilité. »
Maintenant qu’il a réalisé l’expérience ultime de confinement électrique, Jean-François Morin s’attend à ce que la cybersécurité soit l’un des premiers champs d’application de l’intelligence artificielle dans la gestion et la conduite du réseau.
Il doit aussi composer avec le nouveau régime québécois de protection des renseignements personnels, le plus avancé en Amérique du Nord. Comme toute entreprise qui gère des données portant sur les Québécois, la société d’État devra garantir que ces informations soient protégées. Et la négligence ou la nonchalance peut coûter cher : jusqu’à 4 % du chiffre d’affaires mondial d’une entreprise.
Les décisions de Jean-François Morin doivent donc satisfaire également la vice-présidence aux Affaires juridiques et réglementaires. « Est-ce que j’ai le droit d’utiliser telle donnée, demande-t-il, et pour quelle fonctionnalité ? » – tout en expliquant avoir dû ralentir intentionnellement la progression de la filiale de domotique Hilo en raison de ces enjeux.
« Nous avons besoin d’une gouvernance des données très robuste, pour nous assurer que nous respectons la loi mais aussi pour déterminer quelles données sont réellement utiles. Même avec l’intelligence artificielle, la vieille loi de l’informatique s’applique : Garbage in, garbage out. »