Ressources limitées : pourquoi le secteur technologique canadien est en manque de talents
La pandémie a provoqué de brusques et irréversibles changements dans les modes, habitudes et lieux de travail – entraînant une demande proportionnelle de nouveaux postes et compétences. Bien entendu, la technologie est toujours au cœur du changement, notamment dans les domaines du numérique, de la cybersécurité et de l’analyse des données. Selon un rapport de KPMG publié en août 2021, 68 % des entreprises canadiennes ont eu du mal à recruter des talents technologiques suffisamment qualifiés pour favoriser une croissance réelle.
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Près d’un an plus tard, la situation semble tout aussi désastreuse.
Pythian
« Ça va mal », dit Paul Lewis, directeur de la technologie chez Pythian, une firme de services-conseil et de services gérés en TI basé à Ottawa.
D’une part, explique-t-il, les personnes qui quittent leur poste actuel ont tendance à être celles qui l’occupaient depuis cinq à 10 ans, ce qui pose un gros problème car c’est là que se trouve la propriété intellectuelle.
« C’est tout à fait possible que ces individus détiennent les véritables clés du royaume… Leur départ a donc un impact négatif non seulement sur leur remplacement en tant qu’employés, mais aussi en ce qui a trait aux connaissances qu’ils emportent avec eux », dit-il.
Un autre problème, ajoute le spécialiste, c’est que les gens qui postulent ces emplois demandent entre 50 000 et 100 000 dollars de plus que ce que gagnaient ceux qu’ils remplacent. Et ce sont les entreprises technologiques les plus solides du pays – Google, Amazon, et autres Microsoft – et les startup technos de la région de Kitchener-Waterloo en Ontario, la « Silicon Valley » du Canada, qui peuvent se permettre de répondre à ces nouvelles exigences salariales.
« De plus, votre secteur – mettons bancaire – peut s’avérer moins attirant pour le genre de personnel dont vous avez besoin, ajoute Paul Lewis. Aujourd’hui, non seulement devez-vous payer 350 000 $ pour des scientifiques des données, mais ces spécialistes risquent de ne même pas poser leur candidature aux postes que vous offrez. »
Changement de pouvoir
On observe donc une véritable pénurie de compétences en TI au Canada, surtout dans le domaine des technologies émergentes comme l’IA et l’apprentissage automatique; et cette lacune existe depuis déjà quelques années, dit Nasheen Liu, partenaire et vice-présidente principale – stratégie du programme DSI de IT Media Group, une firme de communication basée à Toronto s’adressant aux directeurs des systèmes informatiques.
Le fait qu’il y ait un manque de compétences en TI n’est pas nouveau mais ce qui l’est, c’est que la pandémie a provoqué un véritablement renversement du pouvoir, explique-t-elle. Avant, les employeurs étaient en position de force – aujourd’hui, ce sont les employés.
Nasheen Liu
« Au Canada, nous sommes en plein – je ne dirais pas ‘’grande démission’’, mais plutôt difficulté de rétention pour les dirigeants informatiques – et c’est certainement un réveil brutal », dit Nasheen Liu.
Les enquêtes menées par plusieurs organismes révèlent qu’un pourcentage très important de la main-d’œuvre change en effet d’emploi ou envisage de le faire, surtout depuis 2021, ajoute-t-elle.
« Mais en fait, nous n’avons pas besoin d’un rapport pour constater l’ampleur du phénomène – il suffit de jeter un coup d’œil sur ses réseaux LinkedIn et de voir tous ces gens qui annoncent des changements d’employeur tous les jours. »
La spécialiste partage l’avis de Paul Lewis selon lequel les compagnies perdent des talents en partie parce que les informaticiens les plus compétents se tournent vers les jeunes entreprises technologiques de la « Silicon Valley du Nord ».
Mais ces startup sont également en concurrence avec les Meta, Amazon et Google de ce monde. Ces derniers paient des fortunes pour attirer les talents, en particulier les nouveaux diplômés issus des meilleures universités, dit-elle.
« Même si les jeunes compagnies essaient de faire des offres très compétitives, elles perdent toujours du terrain face à ces géants, tout comme les petites et moyennes entreprises, explique Nasheen Liu. Ce sont ces deux types d’organismes qui souffrent le plus de la pénurie de compétences en TI. »
Les gens ont désormais la possibilité de choisir leur emploi en fonction de ce qui compte le plus pour eux, dit Trevor Hawkins, vice-président régional chez Experis Canada, une filiale de ManpowerGroup basée à Toronto. Ceux qui veulent faire le plus d’argent vont dans les grandes entreprises, d’autres cherchent plutôt un emploi leur offrant une qualité de vie optimale.
Trevor Jawkins
« Cela peut vouloir dire travailler à distance, ou ne pas faire du neuf à cinq. Il y a tellement d’offres que nous voyons les gens opter pour une entreprise ou un poste parce qu’ils le jugent mieux adapté pour eux ou leur famille. »
La pénurie de main-d’œuvre est très préoccupante pour les DSI mais ce n’est pas un problème nouveau, dit Nasheen Liu. Au cours des 10 dernières années, gagner la guerre des talents a toujours été un sujet dominant dans ses conversations avec les DSI.
« Mais ce qui est nouveau, surtout depuis le début de l’année dernière, c’est le degré de frustration, le sentiment d’urgence et l’autoréflexion que j’observe chez les dirigeants informatiques, dit-elle. Ils s’interrogent aujourd’hui sur des choses qui vont bien au-delà de la simple question de savoir comment acquérir plus de talents. »
Par exemple, ils veulent comprendre pourquoi ils perdent des employés à une telle vitesse et comment créer les conditions pour les attirer, les nourrir et les retenir. Les responsables informatiques des entreprises de toutes tailles doivent continuellement travailler sur la fidélisation – et cette adhésion se produit lorsque les gens se sentent responsabilisés, lorsqu’ils sentent qu’ils peuvent conjuguer leurs objectifs avec la mission de l’entreprise, ajoute-t-elle.
Selon la spécialiste, l’un des principaux avantages pour les employés engendré par la pandémie est la flexibilité. Avant, tout le monde considéraient le travail « à géométrie variable » comme un privilège; aujourd’hui les employés estiment que c’est un droit acquis, une nécessité.
« Alors même que les gens retournent au bureau, les responsables informatiques – de grandes comme de petites entreprises – se demandent comment créer un milieu hybride qui soit à la fois productif, efficace et adapté à l’ensemble du personnel », explique-t-elle.
Pour faire face à la nouvelle situation, certaines organisations offrent la possibilité de travailler à contrat – à titre d’essai – plutôt que d’embaucher des employés à temps plein dès le départ, ajoute-t-elle.
« De cette façon, les employeurs peuvent s’assurer que ces personnes voudront vraiment rester et seront en phase avec leurs objectifs et leur mission – et inversement, dit-elle. C’est l’une des stratégies qu’on observe. »
Une autre, ajoute-elle, consiste en ce que les responsables informatiques recourent davantage à des fournisseurs.
« Plutôt que de se tourner vers l’interne et de tout faire soi-même – du développement de logiciels au soutien – les DSI regardent de plus en plus du côté des fournisseurs qui injectent déjà beaucoup d’argent dans la recherche et le développement pour ces produits et services. Ils essaient de trouver comment mobiliser davantage ces entreprises. »
Une fin en vue ?
S’il est difficile de dire à quoi ressemblera la pénurie de compétences informatiques dans les années à venir, Trevor Hawkins, quant à lui, dit qu’il n’en voit pas vraiment la fin.
« Les entreprises avec lesquelles nous collaborons ont continuellement besoin d’un plus grand nombre d’employés compétents pour travailler sur des applications cruciales au sein de leur organisation, dit-il. Mais cela pourrait changer avec le temps. »
Selon les DSI avec lesquels il s’est récemment entretenu, Paul Lewis estime que la pénurie canadienne de compétences informatiques durera encore au moins deux ans.
« Nous ne sommes pas rendus au point où l’insuffisance de talents diminue, dit-il. En fait, je ne suis pas sûr que nous ayons dépassé le creux de la vague – ni même que nous l’ayons atteint. »
Traduction par Daniel Pérusse